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21 Sep

"les aficionados", Séville 2015.

Publié par Ragui Tifenn

"les aficionados", Séville 2015.
"les aficionados", Séville 2015.
"les aficionados", Séville 2015.
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"les aficionados", Séville 2015.
"les aficionados", Séville 2015.
"les aficionados", Séville 2015.

Raviver le Feu

L’ombre de mon ancien passage dans cette ville me suit, traine embryonnaire, souvenirs délétères.

Mon corps d’alors n’est plus qu’un mirage dans un désert oublié.

J’ai changé.

La danse a pris possession de mon être comme aucun homme n’a pu, abandonnée comme une de ces chimères de Ingres au hammam, ma peau a accepté les caresses de mon amante la musique.

Orgasme pudique aux sonorités cathartiques.

Enveloppée dans cet érotisme individualiste, j’ai sauté de l’avion comme un conquistador sans pitié. Les gallons d’or sur mes épaules sont les victoires contre mes peurs et les éperons des défenses contre mes envies de m’emballer, de tout quitter, encore. Armée de mon sourire je redécouvre cette Séville que j'avais autopsiée à grand coup de scalpel émoussé, des artères au cœur, des parterres aux fleurs. Cette fois je n'irai guerre fourailler dans ses chairs car son âme navigue sur sa peau, dans la voix des vieux piliers de comptoir, dans la chaleur fondue du macadam, dans les bulles aplaties d'une bière tiède.

Je choisis une seule instructrice : Juana Amaya. Un Maître. Une Gitana. La Flamenca.

Elle s’était même souvenue de mon prénom depuis un stage quelques mois auparavant. J’étais aux anges même s’y je n’y crois pas.

Elle m’écrit via facebook qu’elle avait commencé une « Solea por buleria » avec ses élèves, je suis la bienvenue, elle m’attend, elle est contente que je vienne…..Elle est contente que je vienne.

Chacun de ces mots est crucifié par des fautes d’orthographes, autodafé de l’instruction.

Juana arrive vêtue d’émeraude, feuille arrogante dans la grisaille citadine. Elle me jette les clefs du studio et virevolte pour trouver une place pour sa voiture. Je l’attends, le cœur ouvert, les émotions à peines retenues par la digue de la méfiance.

Je plonge dans l’odeur de la salle de danse, toujours la même, humide canopée de gouttes de plaisirs suspendues. Tout mon être respire, se tend vers le nouveau, le beau, l’effrayant.

La première élève arrive, elle ne me remarque pas, elle se regarde dans les 10 miroirs de la salle. Une petite nana fichée dans une bouée de hanches trop larges pour elle,maquillage permanent et visage de cire fondue. Elle me voit, me fixe, m’ignore.

Juana entre, changée, en noir.

Dans son sillage, Carmen, petite femme aux courbes alourdies par une musculature puissante. Visage de poupée aux cils recourbés.

Je vais apprendre à les connaître pendant les deux mois qui vont suivre : la Carmen, la Valeria et la Juana…Et moi qui croyait avoir grandi, je suis encore un nourrisson dans ce monde.

Je rentre vers mon nouveau cocon surplombant le quartier de la Macarena, toit terrasse qui deviendra mon refuge aux vents, aux gens, aux sens. Je découvre peu à peu mes voisins : des expatriés Erasmus ou des fous de flamenco : des flamencoliques, comme j’les appelle.

J’espère que je vais les aimer.

Nina, la première que je rencontre : jeune et pétillante allemande qui prononce son prénom comme celui de l’être aimé : en faisant rouler le N dans sa langue et en relevant le A comme on relève une jupe. Elle fume des roulées du bout des lèvres, les yeux dans le vague, le rictus sous le coude. Une Erasmus déçue de découvrir une coloc’ de 32 ans fan de la danse qu’elle a découvert la veille, « ces gens énervés qui font trop de bruit ?». On se raconte nos vies en 1 heure, pressentant que nous ne pourrions guère faire mieux, mais ça tombait bien : je partais danser, elle partait boire des bières.

Juana scande mon prénom comme une ritournelle de chaque instant : « Tifeeeennnn, ton bras….Tifenn, tes talons……Tifenn , Tifennnnnnn , Tifennnnn »

Je n’en peux plus de cet acharnement de chaque instant. Et en même temps je me sens flattée car elle ignore toutes les autres payas : Laura, l’américaine et une veille brésilienne au prénom oublié.

J’aurai l’occasion de souvent voir Laura, une texane meurtrie par un ex amour mégalo porté sur la bouteille. Elle arrivait à chaque cour fatiguée car elle testait de nouveaux professeurs chaque jour, boulimique de nouveauté, droguée d’insatisfaction. Elle danse le flamenco depuis 10 ans comme une danseuse de claquette : sans faire montre de la moindre émotion. Et pourtant…Un jour que nous dînions sous le halo moqueur de la lune, son babille névrotique m’a soudain interpellée : son âme s’était laissée surprendre par mon indifférente attention. Elle a alors dit quelque chose que toute danseuse de flamenco ressent :

« Chaque fois que je tape du pied au son de cette guitare désabusée c’est comme un cri qui jailli par mes talons…oui, un cri tellement fort…tellement fort. »

La nuit a palpité devant tant de vérité, je l’ai donc aimé en cet instant, même si elle ne le savait pas, même si je n’ai pas su lui montrer.

On a terminé notre verre et je me suis hissée dans mon cocon avec l’écho de sa voix. ..Un cri tellement fort…

Me réveille poussée par la mélodie douce-amère d’une guitare flamenca. Quelqu’un joue dans mon patio. Mon imagination s’échappe par l’oreille, enjambe la fenêtre, glisse sur les notes et s’enroule autour des cordes de cette guitare inconnue qui bercera mes pauses solitaires. Je rencontrerai Yaïr plus tard, après Igor…

Igor…

Un de ceux qui réveilleront mon cœur enseveli sous les décombres d’une vie perdue.

Des discussions sur le toit-terrasse, bulles magiques au son de son ukulélé et de sa voix sans anicroches. Un truc a craqué en moi, prélude du raz de marrée qui m’attend. Merci Igor d’avoir été si vrai, si toi.

Marche dans la rue entre deux cours, les pupilles renversées pour voir le son de ma tête...intercepte de la musique qui vient d'ailleurs, retourne mes yeux et découvre Carmen, si petite sous l'imposante cathédrale, en train de danser. En rose et blanc elle évolue comme une petite paillette sur talons rouges, presque avalée par la foule.

Carmen...

Exilée de son propre gré de la folle Mexico-city et des bras de son Colombien, elle est depuis 3 ans à Séville et n’a pas vu qu’elle s’était tuée. Morte. Le flamenco peut aussi tuer, tuer l’amour de la danse, l’essence même de ce que nous sommes. Elle a laissé des gouttes d’égo trouer ses rêves de Bonheur…dans la passoire de sa tête y’a plus rien que des ambitions.

Triste.

Plénitude sur mon toit terrasse : impression d’être sur un volcan, sentant la chaleur et les rêves de la lave endormie. Igor apparaît, coincé dans un sourire trop lourd pour ses jambes empêtrées dans un passé en guerre…il me présente Yair, celui qui conduisait la barque de mes voyages musicaux diurnes : le guitariste du patio, l’inconnu au tempo.

Dans leur musique il y a le sang qui murmure, la haine qui susurre : « Israël…. »

Que faire avec eux : Itaï, Sapir, Igor, Yaïr….

Les aimer quand même…

Ils sont nombreux à êtres attirés par cette musique, papillons de nuit englués par la politique lobotomisante de leur patrie, sur le fil de la folie des bombes, tombes ouvertes d’espoirs torturés.

Orage, eau des espoirs

Espoirs d’aplatir la chaleur à grands coups de pluie, espoirs de laver les orangers poussiéreux et de rendre clairs les contours des couleurs.

Le ciel s’est déchiré d’un coup et à perdu les eaux un lundi matin. La ville entière était sur pause, observant ce concert aveuglant par ses fenêtres craintives. J’ai pataugé jusqu’au chinois du coin, c’était son fils obèse qui tenait boutique, indifférant à tout cet air comblé de liquide, ses petits yeux plissés sur sa tablette. Je lui achète le parapluie le moins cher qui finira dans une poubelle quelques mètres plus loin, déjà occupé par d’autres victimes de l’orage.

J’étais seule avec Séville, heureuse de me laver avec elle, écoutant le chant du Monde à travers le martellement des gouttes. En arrivant au studio Juana m’accueille avec un

« la guitare ne viendra pas ! Il pleut trop ! »

« Tu veux dire Gabriel et sa guitare ? »

« …. »

Elle reprend ses exercices pendant que mon esprit vogue sur des histoires de guitare-chats qui feulent sous la pluie. Les filles du cours m’ignorent toujours au bout d’un mois, j’ai même envie de me pincer pour me sentir vivante. Au moins cette fois cette attitude me traverse sans même dessiner quelques ombres, le tunnel avait été percé en 2013. Pourtant Juana semble vouloir absolument faire de moi une bonne danseuse et mon prénom continue de voler dans la pièce et de rebondir contre les oreilles introverties de mes camarades…Mon prénom est devenu un papillon de nuit. Je suis la seule à rire dans ses cours, rire de mes erreurs et de mon reflet gauche…Elle ne comprenait pas au début mais au bout de quelques semaines Juana souri, puis ri et entraine les autres dans le sillon de sa voix de petite fille. Unir le rire au Flamenco c’est comme plonger dans un bassin d’eau gelée après le hammam…ça coupe le souffle et on halète toutes ensembles avant de retourner au Feu.

Le lendemain, elles me disaient bonjour, et la guitare était là, avec le Soleil.

Puerta del oro

Puerta del oro

La Macarena

La Macarena

"les aficionados", Séville 2015.
"les aficionados", Séville 2015.
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La gorda de Granada

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